Histoire

L’Histoire des ‘Roças’ : Grandeurs et Misères des Plantations Coloniales de Cacao à São Tomé-et-Príncipe

Le terme « roça » (pluriel « roças »), d’origine portugaise, évoque de vastes domaines agricoles, de véritables microcosmes organisés autour d’une culture de rente. Dans l’histoire du cacao, les roças de São Tomé-et-Príncipe, archipel du Golfe de Guinée, représentent un cas emblématique. Ces plantations coloniales ont été le théâtre d’une production cacaoyère qui a propulsé ces petites îles au rang de premier producteur mondial au début du XXe siècle – une « grandeur » économique bâtie sur un système de travail aux profondes « misères » humaines. Comprendre l’histoire des roças, c’est plonger au cœur des dynamiques complexes de l’économie de plantation coloniale et de son héritage durable.

L’Âge d’Or des Roças Cacaoyères : Les « Îles Chocolat »

L’aventure du cacao à grande échelle à São Tomé-et-Príncipe débute dans la seconde moitié du XIXe siècle. Après l’abolition officielle de l’esclavage dans les colonies portugaises (progressivement achevée vers 1876), un nouveau système de main-d’œuvre se met en place pour exploiter le potentiel agricole de ces îles volcaniques au climat idéal pour le cacaoyer.

  • Un Climat d’Expansion : La demande mondiale de cacao explose à la fin du XIXe siècle avec l’industrialisation du chocolat en Europe et en Amérique. São Tomé-et-Príncipe, avec ses terres fertiles, devient rapidement un eldorado pour les investisseurs portugais.
  • Organisation des Roças : De vastes étendues de terres sont concédées à des compagnies ou à de riches particuliers portugais. Ces roças étaient bien plus que de simples plantations ; elles étaient de véritables villages autosuffisants, organisés de manière hiérarchique :
    • L’Administration : Au sommet, l’administrateur de la roça, représentant les propriétaires, vivait souvent dans une demeure cossue (« casa principal »).
    • Les Infrastructures : Chaque grande roça possédait ses propres installations de traitement du cacao (fermentation, séchage, stockage), des logements pour les travailleurs (les « sanzalas »), un hôpital ou un dispensaire, une chapelle, des magasins (« cantinas »), et parfois même des voies ferrées à faible écartement pour le transport des cabosses et des fèves. L’architecture de ces bâtiments, souvent imposante et reflétant les styles européens de l’époque, témoigne encore aujourd’hui de cette période.
  • Prospérité Économique : Au tournant du XXe siècle, São Tomé-et-Príncipe devient le premier producteur mondial de cacao. Les roças exportent des volumes considérables de fèves de haute qualité, générant d’énormes profits pour les propriétaires et contribuant de manière significative à l’économie de la métropole portugaise. L’archipel gagne son surnom d’ « Îles Chocolat ».
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Le Système de Travail et les Conditions de Vie : La Face Sombre des Roças

Cette « grandeur » économique reposait sur un système de travail qui, sous des dehors contractuels, masquait souvent une exploitation brutale.

  • Les « Serviçais » : Pour pallier le manque de main-d’œuvre locale (les autochtones Forros étant peu enclins à travailler dans les conditions offertes), les propriétaires des roças ont massivement recruté des travailleurs sous contrat, les « serviçais ». Ces derniers provenaient majoritairement d’autres colonies portugaises : Angola, Mozambique, et Cap-Vert.
  • Recrutement Coercitif : Bien que théoriquement basé sur le volontariat, le recrutement des serviçais était souvent entaché de coercition, de fausses promesses et de tromperies. Une fois engagés pour des contrats de plusieurs années, ils étaient transportés vers São Tomé-et-Príncipe avec peu d’espoir de retour.
  • Conditions de Travail Éprouvantes : Le travail dans les plantations était ardu, les journées longues et les tâches pénibles (défrichage, entretien, récolte, portage). La discipline était stricte, souvent maintenue par des contremaîtres avec des méthodes brutales. Les salaires étaient dérisoires, souvent payés en nature ou retenus jusqu’à la fin du contrat, rendant les travailleurs captifs.
  • Conditions de Vie Précaires : Les serviçais étaient logés dans des « sanzalas », des baraquements collectifs souvent surpeuplés et insalubres. La malnutrition, le manque d’hygiène et les maladies tropicales (paludisme, maladie du sommeil) entraînaient des taux de mortalité effroyablement élevés.
  • Le Scandale du Cacao de São Tomé : Au début du XXe siècle, des journalistes et des humanitaires, notamment le Britannique Henry Nevinson, dénoncèrent les conditions de travail sur les roças, les qualifiant de quasi-esclavagistes. Ces révélations provoquèrent un scandale international et conduisirent des chocolatiers comme Cadbury, Fry et Rowntree (alors très engagés dans des idéaux philanthropiques quakers) à boycotter le cacao de São Tomé à partir de 1909, après avoir mené leurs propres enquêtes.
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Le Déclin Progressif des Roças Traditionnelles

Plusieurs facteurs ont contribué au déclin du modèle traditionnel des roças cacaoyères :

  • Concurrence Internationale : L’essor de la production cacaoyère en Afrique de l’Ouest continentale (Gold Coast/Ghana, Côte d’Ivoire), souvent basée sur des systèmes de petites exploitations familiales, a offert une alternative et une concurrence croissante.
  • Chute des Prix du Cacao : Les fluctuations et les baisses des cours mondiaux du cacao ont affecté la rentabilité des grandes exploitations.
  • Maladies des Cacaoyers : L’apparition de maladies a également impacté la productivité.
  • Évolution Sociale et Politique : La prise de conscience internationale, les réformes (souvent tardives et insuffisantes) du système des serviçais, et la montée des mouvements nationalistes dans les colonies portugaises ont progressivement érodé les fondements du système.
  • L’Indépendance (1975) : Avec l’indépendance de São Tomé-et-Príncipe en 1975, la plupart des roças ont été nationalisées. Le départ massif des propriétaires et techniciens portugais, combiné aux difficultés de gestion étatique de ces vastes domaines et au manque d’investissement, a entraîné une chute drastique de la production et une dégradation des infrastructures.

L’Héritage des Roças Aujourd’hui : Entre Ruines et Renaissance

L’héritage des roças est omniprésent à São Tomé-et-Príncipe :

  • Un Patrimoine Architectural et Paysager : Les anciennes « casas principais », les hôpitaux, les chapelles, les entrepôts et les sanzalas, bien que souvent en ruines ou dégradés, parsèment le paysage et constituent un patrimoine architectural unique, témoin de cette histoire complexe.
  • Un Impact Socioculturel Profond : La société santoméenne contemporaine est façonnée par cet héritage, notamment par les descendants des serviçais venus de diverses régions d’Afrique.
  • Nouvelles Voies de Valorisation :
    • Tourisme : Certaines roças ont été réhabilitées et transformées en hôtels de charme, en restaurants, ou en centres culturels, offrant aux visiteurs une plongée dans l’histoire des « Îles Chocolat » (ex: Roça São João dos Angolares, Roça Bombaim).
    • Cacao d’Excellence : D’autres ont été reprises par des coopératives de petits producteurs ou des investisseurs privés (comme Claudio Corallo) qui se concentrent sur la production de cacao fin, biologique et équitable, souvent selon des pratiques agroforestières. Ces initiatives visent à produire un cacao d’exception tout en assurant des conditions plus justes pour les travailleurs et un respect de l’environnement.
    • Réformes Agraires : Les terres des anciennes roças ont souvent été redistribuées à de petits exploitants.
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Conclusion : Un Héritage à Comprendre pour un Avenir Durable

L’histoire des roças cacaoyères est une illustration frappante des « grandeurs et misères » de l’économie de plantation coloniale. Si elles ont permis un essor économique spectaculaire et laissé un patrimoine architectural impressionnant, ce fut au prix d’une exploitation humaine considérable. Aujourd’hui, l’héritage des roças à São Tomé-et-Príncipe et ailleurs offre des leçons importantes sur la nécessité de construire des filières agricoles qui soient non seulement productives, mais aussi socialement équitables et écologiquement durables. La renaissance actuelle du cacao fin sur ces mêmes terres, portée par des modèles plus respectueux, montre qu’il est possible de tirer les leçons du passé pour cultiver un avenir meilleur pour l’or brun.

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